Les aubes et matins défilaient dans la fraîche quiétude du palais. Et en ce jour, l’hiver s’étiolait davantage à l'ombre des montagnes, cœur frissonnant en l'écrin de glace et de roches blanches. La Cité d'Opale, sous le dôme irisé, retardait à peine l'immuable vérité : le froid de cette région ne disparaissait jamais tout à fait, comme la bise de la souffrance.
Cruelle et injuste était la vie. Cruelles étaient les facéties du destin. Beaucoup d’être se retrouvait frappés par les aléas de la fatalité. Ils étaient abattus en plein vol, ne pouvant se relever faute de retrouver le souffle de leur existence. C’était le cas d’Onyria, sa très chère souveraine. Son corps perdurait. Mais malheureusement, l’âme s’était étiolée il y a bien longtemps. Elle s’était perdue dans les limbes où même sa magie à lui, l’Archimage suprême, ne pouvait l’atteindre. Le flux de l’Art astrale possédait ses limites et l’esprit en était une. Sur les corps vivants il pouvait tout : recréer, modifier, maintenir, supprimer. L’impossible pour le physique, le corps concret, n’appartenait pas à son vocabulaire. Il ne vivait pas depuis tant d’années, avant même l’endormissement de la cité, pour rien.
Ihrys… Pour elle, il avait franchi des limites. L’impossible, il l’avait tenté pour eux. Mais de cet instant de folie insensée, il n’était resté que lui. Son esprit s’était perdu aussi. Accroché à ce qu’elle avait tant espéré en vain.
Ses frêles mains tremblèrent sur le pommeau de sa canne. La cage thoracique du vénérable mage craqua alors qu’il inspira profondément.
Réminiscence.
Les sombres agates de Baltazar, rendues plus limpide avec l'âge, se firent voiler par le battement frénétique de ses paupières. Il n’était pas bon pour lui de s’appesantir sur ce qui était le passé. Il y en avait trop, beaucoup trop. L’avenir était suffisamment sombre pour ne pas rajouter le poids des ans en supplément.
— Mon amie… Onyria… Vous me manquez. En cet instant le monde n’a jamais eu autant besoin de vous. Moi-même, je m’étiole sans votre joie, sans votre lumière.
Lentement, il vint se dresser face à la silhouette diaphane et magnifique de son ancienne élève. Il esquissa un sourire triste à l’encontre de la poupée vivante.
— Celui qui vous a libérés de cette prison, l’un des élus, s’est perdu. Son cœur s’est brisé encore une fois et il n’a pas la force de supporter davantage. Adhémar a trop perdu pour un homme tel que lui. Il s’était à peine relevé de ce qui avait marqué de son sceau sa jeune âme.
Vous-même vous savez.
La perte d’être aimé est la plus dur des épreuves. Mais, il est plus douloureux encore de perdre ce qui devrait s’éteindre bien après nous. Ou dans un ordre naturel des choses. Les infamies et les accidents ne sont pas sains pour les cœurs blessés et écorchés.
Les avenirs sont possibles, les avenirs sont multiples. La croisée des chemins parvient à l’une de ses limites. Mais le monde a pris ses embranchements les plus sombres mais qui sait... Peut-être que les chemins que chacun choisira viendront animer l’existence. Sinon, il aurait été préférable que vous ne fassiez pas ce sacrifice pour nous.
Baltazar déglutit.
— Rëa pourrait se mourir si les lignes du destin venaient à s’assombrir davantage, il est temps. Temps d’intervenir, sinon il se pourrait bien que nous mourrions tous sans que la splendeur du passé renaisse.
Il se tut quelques instants avant qu’un serviteur toqua à la porte des appartements royaux. Lorsqu’il n’était pas demandé, ce qui avait été toujours rare et plus encore maintenant, il restait dans le lieu de repos de la reine. Onyria était plus paisible et moins sujette à des crises ici. Il devait y avoir moins de réminiscence douloureuse loin du sanctuaire qui l’a vue enfermée.
— Grand Archimage Numengar, le souverain de Kaerdum souhaite vous rencontrer.
— Oui. Merci Archibald. Je vais le rejoindre dans le salon de réception à côté de mon bureau. Va nous préparer le meilleur hydromel de nos caves. Je pense que le souverain de Raiendal l’appréciera. Et que ce soit bien frais ; s’il te plaît.
L’Archimage esquissa un sourire doux à l’encontre du serviteur. Archibald resta muet quelques instants, tel un poisson qu’on aurait sorti de l’eau. Malgré les années les domestiques avaient encore quelques difficultés à suivre l’anticipation que pouvait avoir le Régent d’Azzura. Le vieil homme aimait la facilité de la vie de sa cité, mais il ne supportait pas être un assisté.
Sans mot dire la silhouette de l’Archimage disparut dans l’éther, ainsi que celle de la Reine, laissant dans la confusion la plus complète le pauvre hère. Il apprendra. Ce n’était qu’un enfant à peine entré au service du conseil.
Le vénérable vieillard, courbé sous le poids des âges, réapparut devant la porte du bureau.
Sa main à la peau fine et parcheminée, où çà et là apparaissaient les marques plus sombres de l’âge, appuya sur la poignée de la porte pour ouvrir le bureau. Il était digne, un visage tout en rondeurs avec une barbe d’argent pur. Il était l’image d’un très vieil homme, richement vêtu certes, pourtant ceux ne le connaissant pas n’imagineraient pas la force qu’il pouvait émettre.
— Bonjour Majesté. Effectivement je vous attendais depuis quelques semaines. Je suis malheureux que la première fois où l’on se rencontre enfin seul à seul soit dans telle condition. Néanmoins, c’est un insigne honneur de vous voir. Vous étiez pris et il était impossible de changer le cours des évènements qui vous a amené à venir me voir en ce jour.
Mes condoléances les plus sincères. Je ne connaissais que par les mots votre puiné et il était à votre image et celle d’Adhémar. La graine d’un grand homme de ce monde.
Aldric avait été un hôte de notre cité. Une force de la nature qui malgré ses bougonnements était une délectable personne.
Je suis triste qu’il fût ainsi emporté.
Ses paroles étaient compatissantes et sincère à l’encontre de cette montagne chancelante. Il était plus solide qu’Adhémar, mais il devenait le colosse au pied d’argile. Si une main secourable ne se tendait vers lui, il allait s’effondrer définitivement.
D’un signe de la main, il indiqua une forme assise un peu en retrait du souverain des temps nouveaux.
— Voici la Reine Onyria. Vous n’aviez pas encore eu l’occasion de la rencontrer, car on évite de lui infliger la vue de trop de personne.
Dans son silence, son immobilise totale, elle faisait penser à une jeune enfant bien éduquée. Malheureusement, c’était signe d’autres choses. L’absence d’émotion était la réalité au-delà de la sagesse.
— Asseyez-vous Majesté, nous sommes entre alliés et je vous aiderais dans la mesure de mes capacités.
Lentement, avec l’écho de sa canne se répercutant sur les murs de marbre blanc, il vint s’assoir à côté de sa reine. Tel le conseiller qu’il avait toujours été, Baltazar s’installait à sa droite un peu en retrait. Il sourit à Harden.
— Je vous écoute, mon temps vous est entièrement consacré en ce jour et davantage si vous souhaitez rester plus longtemps parmi nous.
D’un geste nerveux du poignet, il ouvrit à nouveau la porte par laquelle il était entré. Là, le jeune page s’arrêta net dans son geste, la bouche bée. Archibald, avec l’éclat de ses boucles rousses jurant dans le décor somptueux, tenait un plateau dans les mains.
— J’ai fait mander de l’Hydromel à votre intention. En espérant qu’il vous plaira.
Il leva son regard à l’adresse du jeune homme.
— Allez entre mon enfant, personne ne te mangera. Sauf, peut-être si je te conduis à la créature des jardins royaux.
Son sourire bienveillant se fit en coin, alors que le garçon reprenait ses bonnes manières et vint servir les grands de ce monde pour s’en aller ensuite.
— Pardonnez-moi. Je suis tout à vous Majesté.